vendredi 20 janvier 2012

Solitude et érémitisme

Si Dieu m'accordait le calme céleste, aérien,
la prière — comme les anciens saints. —
les saints ! des forts ! les anachorètes,
des artistes comme il n'en faut plus !
Rimbaud, Une saison en Enfer.



Le terme érémitisme vient d’ermite ou anachorète. Anakhorein, en grec signifie « se retirer » du préfixe «ana » « à l’écart » et de la racine « khoreo» « je vais ». « Je vais à l’écart » annonce donc la volonté de l’ermite de se retirer de la collectivité. L’ermite est donc, le plus souvent, un moine qui a fait le choix d'une vie spirituelle dans la solitude et le recueillement. L'ermite partage sa vie entre la prière, la méditation, l'ascèse et le travail. Dans l'isolement volontaire, il est à la recherche ou à l'écoute de vérités supérieures ou de principes essentiels. L'expérience érémitique, dans sa composante spirituelle, s'approche du mysticisme. Elle s’oppose (en le complétant) au « cénobitisme » qui désigne les moines qui ont choisis de vivre en collectivité.





En planchant sur le sujet, j’ai compris qu’inconsciemment, j’ai demandé l’entrée pour échapper à la solitude du travail. Puis, en travaillant en groupe, il m’est apparu qu’une part du voyage s’effectue dans la navette constante entre la grotte de l’ermite et l’entrée au monastère.





Ce soir, nous parlerons de la solitude comme d’un des quatre éléments de l’ascèse avec le silence[1], le jeûne et la veille. On retrouve ces 4 « mortifications[2] » dans toutes les traditions spirituelles[3]ainsi que dans la tétractys hermétique[4].
La solitude obéit à trois mobiles :

1.Eviter le mal provenant des hommes.

2.Eviter le mal que l’on peut faire au prochain.



3.Rendre permanente la compagnie du Maître que l’on a dans l’Assemblée céleste.



Cet aspect de l’ascèse correspond à l’Eau et possède la vertu cardinale de Tempérance. [5]


Avant que l’initié n’atteigne la paix intérieure que l’ascèse est sensée lui faire toucher, je voudrais parler de la « tentation érémitique » à laquelle tout aspirant à la spiritualité est tôt ou tard, confronté. Lorsque l’on ambitionne de transformer son enfer en paradis, il arrive que l’on traine ses vieux démons derrière soi ou qu’ils se présentent spontanément devant nous…. Si je parle de tentation c’est parce qu’il y a dans l’expérience de l’extrême solitude une nécessaire rencontre avec le « grand diviseur » en d’autre terme le « diable ». Cette fâcheuse rencontre, le candidat à l’initiation silencieuse et solitaire l’imagine rarement au moment où il subit « l’appel du large » ou (oserai-je ?) au moment où il croit entendre « l’appel de l’ange »... 

Les pères du désert en parlent avec force détail. Cette aspiration à l’érémitisme est la partie de la sainteté la plus accessible à tout être humain. C’est la première porte qui s’ouvre sous les pieds du candidat à la spiritualité. Il s’agit pour l’ermite de la première grave difficulté à surmonter. Le désert, dans la bible comme dans la vie moderne, peut être un lieu d'épreuve, de solitude, et surtout de sécheresse spirituelle : un lieu d’humilité absolue ; un repaire des puissances maléfiques, hostiles aux êtres humains.

Qu'il soit géographique, mental ou spirituel, le désert nous oblige à une confrontation avec nous-même, à une plongée dans les profondeurs de notre être, avec tout ce que cela comporte de découvertes tantôt réconfortantes tantôt décevantes. Jésus, lui-même, bien avant de devenir « Christ » se plaint âprement de cette rencontre avec Satan lors des 40 jours dans le désert. Pourtant sans Lucifer (i.e. le porteur de lumière en enfer), aurions-nous jamais la chance de découvrir la lumière ? Dans le désert, Lucifer nous transmet ce que nous pourrions appeler « le soleil noir ».

Comment passe-t-on de la solitude à l’érémitisme ?Comment passe-t-on du soleil noir au soleil d’Aton ? C’est en faisant d’une épreuve inévitable, (la solitude), une expérience inoubliable (l’érémitisme) qu’on peut espérer trouver notre vraie lumière. C’est en faisant confiance à son dieu intérieur qu’on peut imaginer surmonter la rencontre avec son diable intérieur. Cette alchimies’opère au cœur de notre propre désert. Loin du tumulte de la vie sociale.
Voilà pourquoi, il est possible d’être seul même au centre d’une foule.
Voilà pourquoi nous ne serons jamais seuls même au cœur du désert.
Voilà pourquoi l’enfer, ce n’est pas seulement les autres.

Bien au-delà des autres, l’enfer c’est nous même. L’ego, en se refermant sur nous, nous cloitre dans notre propre enfer. Le désert, en nous mettant au centre du pays des mirages et des illusions, nous révèle notre nature d’humain, minuscule, fragile, fini et… dégradable. Dans cette solitude nous sommes enfin face à la première de nos illusions : croire que nous comptons pour quelque chose dans l’immensité de ce monde.

Certes nous sommes quelque chose dans l’immensité du monde. Nous sommes comme le grain de sable sur la dune : parfaitementcomparable à notre voisin. Notre singularité –parmi les autres grains de sable-c’est notre conscience qui nous la donne. C’est en travaillant à élargir cette conscience que nous atteignons une certaine lucidité qui nous permet parfois d’entrevoir la vraie lumière. Lorsqu’il prend conscience de l’existence de la dune autour de lui et du ciel au-dessus d’elle, le « grain de sable » peut débuter son long périple vers l’éveil. Cette image nous renvoie par analogie au symbolisme de Nout, déesse de la nuit du culte égyptien des morts. Celle qui avale le soleil chaque soir, pour le faire naître chaque matin, nous donne les clefs d’un ordre qui régit le cosmos autour de l’humanité.
Dans la vie profane, il est facile de confondre solitude et érémitisme. Si la solitude est subie, l’érémitisme est choisi. Dans l’exercice de l’isolement intérieur choisi, il s’agit bien de passer au contrôle du « Moi » pour devenir « Soi ». En d’autres termes, l’objet que nous sommes, doit devenir sujet pour avoir l’espoir d’entrevoir un jour, son destin. C’est bien la « réflexivité » qui transforme l’objet « grain de sable » en sujet capable de se penser soi-même.

Si la solitude est une souffrance du corps, l’érémitisme est une disposition de l’esprit. Dans un temple de M M chacun comprendra que si l’expérience de l’ermite valorise la pratique ascétique c’est parce qu’elle est de nature à nous mettre sur la voie de la rencontre avec l’esprit. Remarquons néanmoins que sur ce chemin, s’il y a beaucoup d’appelés, peu sont élus. La solitude érémitique est un terrain escarpé où le diable est « légions ».

Ceux qui ont fait le deuil de la Vérité ici bas mais qui cherchent inlassablement les vérités du monde, ceux qui cherchent l’humain par delà le bien et le mal, ceux-là peuvent espérer du désert. Mais les autres, s’ils en reviennent (en admettant qu’ils aient accepté d’y aller !), auront sombré dans la folie ou dans l’illusion.

Dans l’analyse freudienne, le praticien laisse son patient seul face à lui-même, Jung instaurera le face à face dans la rencontre patient/ thérapeute. Je vois dans cette évolution, une mise en œuvre, un passage de témoin entre esprit malin & esprit divin. Transformer sa grotte de sauvage en ermitage civilisé n’est pas donné à tout le monde. C’est pourtant ce que nous sommes invités à méditer lorsqu’au fin fond d’une épreuve particulièrement douloureuse, l’esprit se manifeste en nous pour nous engager à nous surpasser ou simplement à rester humain (ce qui est strictement la même chose). 

En disant cela je n’accrédite pas la thèse selon laquelle la souffrance serait nécessaire à la vie. Comme tout être humain, je n’aime pas la souffrance, l’idée qu’elle existe m’affole et me fait peur. Je veux seulement dire que lorsqu’elle se présente, la seule chose à faire est d’accepter le contrat, ne jamais déposer les armes sans avoir tenté d’inverser les forces dans la bataille. Pour utiliser autre chose qu’un vocabulaire guerrier, je dirai qu’il faut « profiter » des épreuves pour tenter d’en sortir « par le haut ». Le « surhomme » n’est pas le meilleur ou le plus puissant d’entre nous, il est celui qui survit, celui qui renait de ses cendres… En ce sens, on peut dire que l’ermite est un phénix. Il est celui qui combat ses propres démons.

Ne pas sombrer dans les brumes de l’isolement lorsque la vie se fait trop dure, se relever d’une chute et continuer à tendre la main à l’autre, voilà ce que l’ « Esprit » souffle à l’ermite qui est en nous. Miracle du verbe, compagnonnage de la prière, soudain les paroles du « Notre Père » que j’ânonnais dans l’enfance refont surface à l’âge adulte avec une force que je ne leur connaissais pas.
Errer des années sur le chemin, rendue misérable par les erreurs et la douleur, pour finir par comprendre que la porte était là, devant moi et que je n’ai pas pu la franchir plus tôt, est une expérience bouleversante. D’autant plus troublante pour un esprit rationnel qu’elle reste indicible et incommunicable. Après des années de révolte contre le « dolorisme »chrétien, contre la culture du « tous coupables », il m’a été donné de percevoir lors d’une grande « traversée du désert » que l’image du Christ rédempteur, Christ consolateur, se superpose inexorablement derrière cet « imago Dei » terrible et sanguinolent du Christ en croix. 

Rien n’existe sans son contraire. A chacun de nous d’interpréter ces « contraires » dans leur complémentarité ou dans leur opposition. 

Tous les concepts de « pardon », de « paix », « d’amour de l’autre », de « fraternité » s’éclairent d’un jour nouveau lorsque la conscience s’élève et s’approfondit à la fois, au point de percevoir en permanence la double nature des choses. S’il nous était donné de vivre chaque jour, chaque heure, chaque seconde, cette double perception, paradoxalement, nous ferions un pas vers l’Unité de l’Homme. 

Je parle d’Unité et non plus d’Amour car l’un des écueils ultime et difficile à dépasser consiste à franchir la frontière entre « amour » et « unité ». Certes l’amour parfois uni mais dans notre monde si humain, l’enjeu n’est-t-il pas d’admettre combien l’Unité est nécessaire au-delà de l’amour ? Sans unité, les grains de sable se dispersent, le vent devient leur maître. Le souffle (pneuma/ spiritus) les sépare au lieu de les rassembler. Si je suis ici avec vous c’est que j’aspire comme vous à réintégrer la vraie beauté dans l’Unité de l’Esprit.


Au seuil de l’année, une amie m'a offert une phrase qui m’a trouvée alors que je travaillais au thème de cette planche. La voici : "La beauté réside dans le total abandon de l'observateur et de l'observé, et cet abandon de soi n'est possible qu'en un état d'austérité absolu. Ce n'est pas l'austérité du prêtre... ni celle des idées, ni celle du comportement, mais celle de la simplicité totale, qui est une complète humilité. Il n'y a, alors, rien à accomplir, aucune échelle à grimper, mais un premier pas à faire et le premier pas est celui de toujours."La synchronicité de nos pensées m’a instantanément rempli d’une profonde joie. J’ai vécu la lecture de cette phrase comme un instant d’unité éternelle. C’est ainsique l’esprit se matérialise fugitivement dans nos vies. 

Ce que nous pouvons retenir de cette pensée de Krishnamurti, c’est qu’en matière d’initiation c’est bien le premier pas qui coûte. Cette difficulté, il nous faut la méditer et la vivre à jamais. C’est dans le face à face avec nous même, dans le dénuement absolu, dans l’ascèse régulière du corps et de l’esprit, que l’on peut espérer entrevoir un au-delà de notre condition humaine. 



[1] ce qui nous rappelle l’obligation faite à l’apprenti maçon.
[2] En latin, « faire mourir » et « mortifier » est traduit par le verbe mortificare, et c’est par ce biais que le terme de mortification s’est introduit dans le vocabulaire chrétien. Il s’est généralisé à l’époque moderne pour désigner, de façon technique, les diverses pratiques par lesquelles on cherche méthodiquement à soumettre l’ensemble des facultés humaines à la volonté et, plus fondamentalement, à Dieu.
[3] Le Christianisme, le Bouddhisme, l’Indouisme et l’Islam.
[4] Savoir (Eau), Vouloir (Air) Oser(Feu)Se taire (Terre). Extrait de « L’alchimie spirituelle », Robert Ambelain,
p. 82. Ed. Bussière, mai 2000.
[5] (Id. )Les trois autres vertus « cardinale s » (cardo = charnière) sont Courage (force), Prudence, Justice alliées respectivement au Feu, à la Terre et à l’Air. Les vertus « théologales » sont au nombre de trois : Espérance, Foi, Charité. Les vertus « sublimales » sont deux : sagesse et bienveillance. (de «sublimis » : qui va en s’élevant, don de l’Esprit-Saint selon Thomas d’Aquin). Elles formentla structure de la personne « mise debout » dans sa nature et par la grâce.

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